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EntretienCulture

Bruno Latour : « Défendre la nature : on bâille. Défendre les territoires : on se bouge »

Quel monde commun voulons-nous habiter ? Dans son dernier livre, « Où atterrir ? », le penseur Bruno Latour pose la question, en mettant au premier plan les questions politique et écologique. Reporterre s’est entretenu avec lui.

Bruno Latour est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences.


Reporterre — Comment décrire la situation politique d’aujourd’hui ?

Bruno Latour — En termes de mythologie politique et en fait, de « cosmologie », dans le sens où ce terme est utilisé par les anthropologues. On n’est pas simplement en désaccord politique, on est en désaccord sur ce qu’est la politique. Cela m’a été révélé par le moment où Trump s’est retiré de l’Accord de Paris sur le climat. Il a explicitement posé ce retrait dans des termes géopolitiques : les États-Unis ne se sentent plus liés par ces questions qui pourtant entraînent tous les autres pays vers une « catastrophe » pour laquelle ils avaient à peu près collectivement construit une institution commune.



Un objet collectif commun ?

S’ils se sont assemblés à Paris et dans toutes les COP, c’est qu’ils étaient poussés par une autorité — ni étatique ni légale — mais une autorité quand même, puisque c’est le climat. Tel que les scientifiques l’ont modélisé, le climat pesait sur ces États, sans quoi ils ne se seraient pas réunis. Cette politisation du climat s’est faite assez vite finalement. Arriver à mettre un sujet aussi bizarre au cœur de l’activité politique en 23 ans, c’est extraordinaire !



N’est-ce pas le changement climatique qui s’est imposé ?

Il pourrait s’imposer sans que personne ne fasse rien ! La question sociale a mis presque cent ans, entre le début du XIXe siècle et la fin du XIXe siècle, à devenir le sujet principal des États européens.



Il y a eu pas mal de révolutions avant : 1848, la Commune, pour ne parler que de la France…

Même avec tout cela, cela fait un siècle. Tandis qu’en 20 ans, le climat est devenu un élément essentiel de la géopolitique. On est donc désorienté parce que c’est un débat non seulement sur des positions politiques, mais sur la nature du combat politique et sur la nature du terrain où le combat politique se déroule. Avant, on avait un échiquier à peu près plat sur lequel les gens se déplaçaient. On était sur Terre avec des ressources qu’on se disputait. C’était stable.



C’était la politique issue du traité de Westphalie en 1648. Fondée sur les nations, les États…

Oui, des États et des ressources. Ce qui est nouveau, c’est qu’il y a une dispute sur l’échiquier lui-même : quelle est sa forme ? Les États-Unis sont dans un monde où il n’y a pas de problèmes écologiques. Évidemment il y en a un, mais il est considéré comme n’appartenant pas au territoire sur lequel les États-Unis prennent leurs décisions. Donc, entre eux et les gens qui prennent leurs décisions en fonction de ce que j’appelle le nouveau régime climatique — qui est plus vaste que le climat, il intègre aussi les animaux et la biodiversité —, il n’y a pas de monde commun, de métrique commune.



Est-ce seulement entre les États-Unis de Trump et le reste du monde ? Ou n’est-ce pas une fracture au sein de chaque société ?

Oui, cela partage toutes les sociétés et tous les individus. Les questions écologiques sont des sujets bouleversants. Il y a un problème émotionnel : quand on a lu trois numéros de Reporterre ou qu’on a vu trois reportages à la télévision, sur les scandales des OGM, sur le blanchiment des coraux et sur M. Trump, on se demande : « Mais que faire de tout cela ? » Il n’y a pas une politique qui absorbe la déréliction dans laquelle on se trouve. Si on ne met pas cette affaire de déréliction au centre de la discussion, on ne comprend pas à quel point on est désorienté.



Que voulez-vous dire par « déréliction » ?

La version dramatisée de cette idée est le « catastrophisme », qui est à la fois exact — si on suit les scientifiques — et exagéré. Il y a une souffrance de la question écologique. Si on n’en comprend pas la profondeur, on ne comprend pas la réaction de ceux qui nient. C’est le sens de la « dénégation » : on sait, mais on dit « je ne peux pas vivre avec cela ». Si on ne comprend pas que ceux qui refusent d’agir sont aussi troublés que ceux qui agissent, on perd l’occasion d’établir des alliances possibles.



L’argument de votre dernier livre, Où atterrir ?, est que la politique doit se réorienter selon un autre axe que celui qui s’est imposé depuis un demi-siècle — entre le passé et le progrès.

Je fais l’hypothèse que si on n’arrive pas à s’orienter, c’est que l’on continue à constamment revivre l’opposition d’une époque où l’on n’avait le choix qu’entre le développement vers l’avenir et la régression. Les écologistes y sont accusés d’être toujours ceux qui nous demandent de revenir en arrière, de régresser. Alors qu’en fait, ils ont toujours désigné autre chose. Cette autre chose n’a jamais eu de représentation crédible pour ceux qui sont dans cet état de « déréliction », d’« embarrassement ».

J’étais récemment en avion au-dessus des glaces du Groenland. J’ai pris cette magnifique image [ci-dessous] dans laquelle on reconnaît sur la glace en mer de Baffin un visage qui crie. La glace criait. Quand on prend l’avion, on sait qu’on est responsable des problèmes de glace en bas. C’est cela que j’appelle l’« embarrassement » ou la « déréliction ». Vous ne pouvez plus vous balader sans vous dire : « Ce spectacle que je vois est magnifique, mais est aussi causé par ma connivence. » C’est un embarras moral et finalement un embarras politique, parce qu’on se demande quoi faire.

« On reconnaît sur la glace en mer de Baffin un visage qui crie. La glace criait. »



Mais si les écologistes ne veulent plus régresser, où veulent-ils aller ?

Si les écologistes ont disparu comme parti — c’est un événement important —, c’est parce qu’ils désignaient quelque chose qui ne se situait pas sur l’axe qui va de la vie archaïque à la modernisation sans discussion. Dès que vous disiez « je ne suis ni l’un ni l’autre », on vous ramenait à la question de la bougie. Pourtant, la société civile a déjà énormément changé. Elle sait qu’on ne se modernisera pas. Elle est déjà passée à autre chose. Il y a une multitude nouvelle de gens, de mouvements, d’attitudes, qui témoignent de changements de perspective. Mais les partis ne la représentent pas. Les gouvernements continuent à affirmer qu’il faut choisir entre le développement économique et l’écologie. Cela continue à organiser la politique.



Pour proposer une autre carte de la politique, un autre axe que celui qui va de la régression à la modernisation, les écologistes se sont appuyés sur la « nature ». Pourquoi cela a-t-il échoué ?

Ils n’ont pas vu que la nature était elle-même une notion politique. Ils disaient : « Il faut s’occuper de la nature. »



En fait, le concept cartésien de nature ?

Oui, un peu arrangé, dans une réinterprétation version XIXe siècle. En tous les cas, comme quelque chose qui n’est pas politique. Et, évidemment, c’est le contraire ! La notion de nature est une question politique. Ma position était de dire aux Verts : « Vous avez raison en pratique, mais votre métaphysique de la nature vous prive des moyens d’agir. » Les partis Verts ont disparu.



En même temps, des partis qui viennent de la tradition ouvrière du XIXe siècle intègrent maintenant la question écologique.

Oui, c’est cela qu’il faut faire.



Ce que fait la France insoumise, par exemple ?

Je ne sais pas. Ce que j’entends de Mélenchon, c’est Germinal à la télé ! C’est sympa, mais c’est un jeu avec des pièces en costumes. Le problème est de trouver le costume qui corresponde à maintenant.



Vous voulez dire qu’ils n’intègrent pas réellement la question écologique ?

C’est une variété de « greenwashing » des positions politiques traditionnelles. Mais ce n’est pas si facile de passer des classes sociales aux classes « géo-sociales ». On ne peut pas faire cela d’un seul coup. Ça reprend les questions de genre, de colonisation, d’inégalités, de mode de vie. On ne peut pas simplement y ajouter à la question sociale.



Qu’entendez-vous par ce terme de classes « géo-sociales » ?

Ce sont les différentes parties prenantes qui se trouvent sur un territoire. Cela peut être des humains. Mais aussi des humains avec les semences qu’ils préfèrent avoir, les loups avec lesquels ils sont prêts à cohabiter ou pas, les éoliennes avec lesquelles ils sont prêts à vivre ou pas, etc. Les classes géo-sociales sont des alliances entre des groupes sociaux qui ne sont plus définis par leur position dans le système de production, mais par leur cohabitation choisie sur un territoire.

Toutes ces questions ont un rapport avec la notion de ressources. Mais elles n’ont pas fait l’objet d’une mise en politique par la gauche. Dans les années 1950-1960, les partis de gauche ont continué à définir les classes sociales d’une façon qui ne correspondait plus aux changements en cours. Les partis écologistes et féministes se sont développés avec beaucoup de peine pour essayer de faire entrer les nouvelles questions dans les questions d’injustice sociale, mais cela n’a jamais pris dans le cas des écologistes. Pourquoi ? Parce que cela avait l’air de ressembler à la nature, donc leur demande restait radicalement extérieure au social. Et, tant que le social est défini par des relations entre les humains, la politique de défense des autres intérêts reste abstraite. On aura beau dire qu’il faut défendre les espèces, cela ne vous concerne pas directement, ce n’est pas vous. Alors que si l’on dit que nous sommes des territoires, les territoires cela se défend, on n’hésite pas. Défendre la nature : on bâille. Défendre les territoires : on se bouge. C’est cette variation-là qu’il faut capter. Quelle est la différence entre la nature et un territoire ? Et de quoi se compose le territoire ?

Le coin « Territoires en bataille » de la bibliothèque de la Zad de Notre-Dame-des-Landes.



C’est pourquoi vous regardez les zadistes avec beaucoup d’intérêt.

Les zadistes ont fait une opération de grande importance en philosophie politique, c’est de dire que les zones sont à défendre. Ils ont parfaitement raison de dire que les questions politiques sont des questions territoriales. Ces questions territoriales définissent des intérêts et des mondes. Quels avions veut-on ? Quels batraciens veut-on garder ? Quelle agriculture ? Quelles zones humides ? C’est cela que j’appelle « cosmologie ». On discute « cosmologie » et pas d’intérêts sur un fond matériel qui serait commun. Les zadistes et les gens qui veulent construire un aéroport ne sont pas sur le même sol.



Vous citez une phrase très belle qu’on retrouve sur plusieurs zones en lutte : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. » Est-ce la nouvelle politique ?

Si des gens commencent à parler au nom de la nature, cela peut très vite devenir une tyrannie. On croit s’être débarrassé de Dieu et on se retrouverait avec la nature ! Mais il y a une question fondamentale : il faut bien que des voix, qui sont forcément des voix humaines, disent quels éléments de la nature on veut ! À ce moment, on fait alliance entre la résistance de la société à l’exploitation et la résistance des êtres cohabitant à l’exploitation. Et, là les choses deviennent politiquement plus fortes parce que la nature, ce sont des bataillons importants.



Vous continuez à employer le terme de « nature » ?

Je le fais pour être entendu. Mais ce n’est pas la nature dont il s’agit, c’est de Gaïa.



Mais alors, c’est quoi la « nature » ?

Il ne faut pas utiliser le mot parce que « nature » oriente aussitôt vers une vision apolitique. Elle a été inventée pour dépolitiser les rapports entre les humains et les objets à utiliser comme ressources. Mais, si je dis « Gaïa », on rencontre une autre difficulté. Tous ces sujets sont difficiles et nous restons dans un énorme retard intellectuel sur ces questions. C’est pour cela que le terme de « zones critiques » me va très bien, « zones critiques » comme zones à défendre. Cela signifie qu’on reterritorialise les questions politiques. La notion de territoire, que la gauche française a toujours associée à des positions réactionnaires, redevient le centre de l’attention. Évidemment avec les dangers que cela pose : « se reterritorialiser », « se réenraciner » sont des termes toxiques. Mais en même temps, c’est bien de cela dont il s’agit dans l’écologie.



Quand à Notre-Dame-des-Landes, on dit « on défend cette zone humide », c’est en fait : « On défend toutes les zones humides ! » Il y a un autre mot : « Nous sommes contre l’aéroport et son monde. » Ce n’est pas une défense purement territoriale.

C’est une guerre de mondes.



Peut-on dire que votre sociologie intégrerait dans la société les humains et les « non humains » ?

Cela dépend ce qu’on entend par « intégrer » et par « non humain ». Le problème de l’« intégration » est un autre des sujets qui a tué l’écologie politique. Parce qu’on n’a jamais compris qui on devait intégrer et avec qui. Si on dit quels sont vos ennemis et vos amis, cela redevient politique. On ne sera pas tous intégrés ensemble. Il y a des bons virus et des virus néfastes, des bonnes industries et des mauvaises, des produits utiles et d’autres qui ne le sont pas. Ce travail de description et de désignation de l’ennemi et de l’ami définit l’action politique. Ce qu’il faut que les écologistes fassent, c’est une espèce d’examen de conscience de tous les éléments conceptuels. On a l’impression que cela peut se faire très vite. Au contraire ! Il faut faire un travail qui est l’équivalent du travail considérable fait par les socialistes au XIXe siècle sur les questions d’échanges, de développement, d’histoire…

Ce travail n’a jamais eu lieu avec les écologistes. On s’est simplifié la vie avec deux ou trois références, Arne Naess, et un peu politiquement avec évidemment André Gorz et tous ces précurseurs. Mais le travail métaphysique de compréhension anthropologique, on a pensé qu’on pouvait s’en dispenser. La question de la « régression ou de la progression », celle de l’« intégration », sont des questions qui posent des problèmes anthropologiques énormes. Il faut se donner des outils qui ne commencent pas par dépolitiser. L’écologie, c’est parler de tous les sujets ! Et pour cela, il faut reprendre toutes les questions classiques. Qu’est-ce que l’économie ? Qu’est-ce que l’histoire ? Qu’est-ce que les sciences ? Il faut aussi reprendre la question écoféministe. Et puis, l’histoire matérielle, l’histoire environnementale. Ce travail ne peut pas être négligé sous prétexte que les causes sont urgentes.



Vous disiez que pour faire une intégration, il faut exclure quelque part. Mais ne sont-ce pas les riches qui se coupent de la société ?

Oui, c’est assez clair. Tout le monde est d’accord sur le constat de l’extension des inégalités et de l’excès de déréglementation. Mais j’ajoute une hypothèse — et je pense que Reporterre sera le dernier à me dire que ce n’est pas une bonne hypothèse — qui est de dire : les gens qui savent que la situation décrite par les scientifiques est exacte et qui se désignent eux-mêmes comme « climatosceptiques » ont en fait décidé de ne pas en tenir compte. Ces élites sont d’accord pour s’en aller, pour se couper. Mais la question importante à se poser, c’est de se demander où, nous, les autres, nous allons atterrir ? La description de ce lieu d’atterrissage est le travail commun des scientifiques, des activistes, des artistes, des politiques. Comment est-ce qu’on absorbe un monde où il faudrait cinq Terres alors qu’il n’y en a qu’une ? Ces questions deviennent communes. Et l’alliance à faire pour y répondre inclut aussi bien des libéraux que des néolibéraux et que des populistes.



Sauf que les néolibéraux ne remettent pas en cause l’extension des inégalités.

On n’a pas le choix de ses alliés possibles. Ce sont eux qui ont les ressources.



Mais comment on fait avec des alliés qui n’ont pas les mêmes buts de guerre que vous ?

La politique, c’est des rapports de forces. Si on n’est pas nombreux, rien ne bouge ! Et puis l’autre côté de la question me paraît beaucoup plus troublant. Comment va-t-on dire aux gens qui veulent revenir au monde ancien et qu’on accuse de populisme qu’ils ont raison de vouloir un territoire, mais que ce n’est pas le bon territoire ?



Ils ont moins de moyens d’action que les néolibéraux.

Il faut trouver des alliés partout, parce que nous partageons une grande ignorance sur l’état du sol sur lequel on va arriver. Faire alliance suppose de renouveler aussi le ton dans lequel on parle de politique. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie du ton le plus habituel de la gauche vient d’une histoire qui date d’un siècle, de la situation de guerre entre 1914 et 1917. Cette situation de guerre reste dans nos têtes comme une espèce d’idéal de la vie politique. Je pense qu’il faut innover sur ce genre de tonalité là. Il est beaucoup plus difficile de définir des fronts que de définir les amis et les ennemis. Il faut trouver d’autres affects, d’autres tons.

Aller dire aux électeurs du Front national qu’ils ont raison de vouloir la protection du territoire, mais que ce territoire et cette protection n’ont plus de rapport avec la France des frontières et l’illusion d’une pureté ethnique, avouez que c’est compliqué comme négociation ! Cela demande qu’on explore d’autres façons de parler.



Oui, comme d’aller discuter avec les patrons et les cadres supérieurs du CAC40 pour leur dire qu’il faut qu’ils arrêtent de chercher la croissance. Et qu’il faudrait qu’ils divisent leurs revenus par cinq !

Ni plus ni moins.



Derrière la politique, il y a aussi le pouvoir, l’institution. Vous employez les termes d’institution, de régime. Vous parlez de nouvelle Constitution.

Ce qui m’intéresse dans la phrase « C’est la nature qui se défend », c’est l’allusion à quelque chose qui est une forme de pouvoir souverain. La politique est maintenant sous la contrainte d’une forme de pouvoir que moi, j’appelle Gaïa, et qui donne une autre occasion de définir la politique. Ce n’est pas une politique d’êtres humains entre eux. C’est une autre politique.

L’autre énorme avantage de la situation est qu’elle ouvre la possibilité d’inventer une nouvelle Terre qui n’est pas le globe, notamment avec l’approche des « communs ». Je discutais avec un de mes voisins, qui est un activiste des « communs ». Dans un coin d’Allier où les gens ne s’en sortent pas, il crée cinq ou six jobs à plein temps, parce qu’il a changé le mode juridique de l’attribution des emplois. C’est sensationnel ! Je n’exagère pas quand je dis qu’il s’agit de la découverte d’une nouvelle Terre. C’est là qu’on est de nouveau dans la « cosmologie ». On est comme au XVIe siècle. Des aventuriers découvrent une Terre nouvelle et ça change tout. Elle a des plis, des propriétés, une complexité, des ressources et une hétérogénéité extraordinaires. Cela va tout changer. Dans la religion — on a déjà l’encyclique du pape —, dans les arts, on trouve un tout nouvel intérêt pour la question du sol, de la terre, de l’appartenance et de Gaïa.



En quoi l’encyclique Laudato Si est-elle importante ?

Elle est capitale. C’est LE grand texte qui fait une liaison entre la question de la pauvreté et la question écologique. C’est le texte qu’aurait dû écrire un ou une écologiste en position de pouvoir. C’est la première fois qu’on entend dans un langage simple que la question de la pauvreté et la question écologique sont la même question. C’est très important et cela a un peu bougé, malheureusement pas beaucoup, les chrétiens.

L’encyclique Laudato Si, écrite par le pape François, « est capitale. C’est LE grand texte qui fait une liaison entre la question de la pauvreté et la question écologique ».



Vous-même, êtes-vous toujours chrétien ?

Oui. Je ne suis pas un bon catholique, mais je ne suis pas antireligieux.



Qu’est-ce que « Gaïa » pour vous en fait ?

Si on cherche un nom qui permette de sortir de la notion de « nature », qui a dépolitisé la question écologique, le mot de « Gaïa » est une bonne alternative. C’est un terme mythologique. Il faut un terme puissant mythologiquement. Et la thèse de Lovelock est une grande découverte scientifique. Elle a un énorme avantage sur le darwinisme.

Darwin ne mettait pas l’accent sur l’environnement, mais sur les organismes dans un environnement au sein duquel il leur fallait survivre. Du point de vue de la philosophie de la nature de Lovelock, l’environnement est produit par les organismes. Cela change tout parce du coup, il devient très difficile de définir un organisme ou même une population d’organismes isolés du reste. Par exemple, si on a plus de bactéries dans l’intestin que de cellules dans le corps, cela devient difficile de définir le soi et les autres. D’où la nouvelle question : qu’est-ce qui évolue maintenant ? Plus personne ne sait ce qui évolue. Le social-darwinisme est en train de s’effilocher avec cette question des frontières impossibles à délimiter. Pas parce que c’est une idéologie réactionnaire, mais parce que la science a approfondi les relations terrestres de cet état.



La question de Gaïa implique que la Terre se régule elle-même. Elle constitue un système qui a une particularité unique dans l’univers connu. N’est-ce pas une métaphysique non déiste ?

À la fin, il s’agit toujours d’une « métaphysique ». Galilée aussi définissait une métaphysique, toute une cosmologie, commune aux arts, aux sciences, à la politique et à la religion. Nous recommençons, voilà tout.



Vous proposez la réintégration de Gaïa en politique. Philippe Descola nous a appris à sortir de l’opposition entre nature et culture et à reconnaître la possibilité d’imaginer un monde ou les non humains sont en dialogue total avec les humains. Est-ce que cela ne pose pas une question métaphysique ?

Oui. Quelle autre question voulez-vous poser ? On ne peut pas travailler la question écologique sans travailler la question métaphysique et par conséquent aussi la question religieuse. L’indifférence à l’écologie est d’origine religieuse — même dans ses versions les plus apparemment laïques. Nous sommes les seuls capables d’ignorer nos conditions matérielles à ce point-là. Aucune autre culture n’aurait été indifférente à la transformation massive de son environnement pendant si longtemps !



En quoi est-ce religieux ?

L’indifférence de la religion à l’environnement est une indifférence à la matière. Quand le libéralisme de Hobbes se crée au XVIIe siècle, c’est entièrement sur des questions religieuses. On met Dieu à côté — non pas dans un traité de paix avec les religions, mais dans un armistice —, mais le but reste religieux, c’est-à-dire de salut. On le voit encore très clairement avec les États-Unis. Ils se considèrent toujours comme un peuple sauvé. Donc la question écologique ne peut pas les toucher. Rien ne peut leur arriver. Ils ont le droit à la modernisation ! Quand Bush père dit « The American way of life is not negotiable », c’est un argument religieux.

Ma démonstration est au contraire que Gaïa est un personnage séculier et laïque par opposition à la notion de nature. Cette version n’est justement pas providentielle. Alors que la nature, les « lois de la nature » sont une figure providentielle.



Dans Reporterre, vous aviez expliqué que la question du climat est bien plus importante que le terrorisme de Daech.

La question du terrorisme doit être prise au sérieux mais c’est une question de police. Alors que la crise du climat est une question de guerre. Ce n’est pas pareil. Mais la hiérarchie établie par l’Etat est inverse, parce qu’une menace terroriste, c’est idéal pour l’État. Avec l’armée, on défend les gens en leur montrant qu’on fait quelque chose ! Le vide de la politique est matérialisé par le fait que l’État s’intéresse tellement à la question de sécurité.



On ressent une atmosphère d’effondrement, nombre de gens ont le sentiment d’une société qui ne peut plus durer ainsi. Ressentez-vous cette ambiance de l’époque ?

Non, parce que c’est une constante des Modernes depuis toujours. Par contre, ce qui est nouveau, c’est l’irruption d’une Terre qui a des définitions nouvelles. Ce n’est quand même pas arrivé très souvent. Il y a eu le XVIe siècle et il y a maintenant. La première Terre, au XVIe, arrivait en extension, avec des ressources nouvelles. La deuxième Terre, c’est celle qui est déjà occupée mais qu’on redécouvre non plus en extension, mais en intensité. C’est ce qui fait basculer la notion de ressource. La question est de savoir si l’on est capable de décrire cette nouvelle Terre, de se déplacer vers elle et de s’y adapter.

  • Propos recueillis par Hervé Kempf

  • Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, de Bruno Latour, éditions La Découverte, octobre 2017, 160 p., 12 €.
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